recherche
DESHUSSES Jean-François

François Deshusses naquit à Meinier en août 1825.   

Son père, régent dans cette commune, était un homme énergique et âpre au devoir. Enfant d'une famille nombreuse et peu aisée, le jeune François, élève studieux, ne s'attarda pas sur les bancs de l'école, comprenant que de ses propres forces dépendait son avenir. A douze ans et demi, il entra comme apprenti pâtissier dans la maison Droz. Celle-ci venant à disparaître, il continua son apprentissage dans la maison Besset. A seize ans, nous le trouvons à Lyon dans une maison de confiserie, puis successivement dans diverses villes de France, et enfin à Annecy, où une maladie très grave le mit à deux doigts de la mort. Son père le ramena à Genève. Sitôt rétabli, il se remit à la besogne. A vingt-deux ans, nous le retrouvons dans la maison Plojoux, en l'Ile, où il confectionnait les produits de sa spécialité. Mais la servitude lui pèse, J.-F. Deshusses aspire à devenir patron à son tour. En 1852, âgé de vingt-sept ans, il fonde, place Chevelu, une maison de pâtisserie-confiserie de détail. Ardent au travail, il voit prospérer son commerce, et il compte bientôt au nombre de ses clients les familles de la ville-haute. Il obtint, à ce moment, la main de Mlle. Jeanne Dumas, originaire de Versoix, et fille d'un modeste artisan. Cette femme devait être sa fidèle compagne ; elle fut, en outre, son amie dévouée, son collaborateur puissant, et la femme forte et vaillante que nous connaissons.

Tout semblait faire présager que J.-F. Deshusses resterait le petit pâtissier de la place Chevelu, mais le démon de la politique devait en décider autrement. Témoin des événements de 1847, notre ami, poussé par son tempérament combattif, devint un partisan de J. Fazy, dont il embrassa les idées avec ardeur. Son attitude politique n'était pas laite pour être agréable à la clientèle qu'il servait. Celle-ci le lui fit cruellement sentir, et, devant cette hostilité, Deshusses jugea prudent de remettre son magasin de détail. Sa bonne étoile le suivait. En 1860, Deshusses se rendait à Versoix avec sa femme et ses trois enfants, et c'est là que. dans un immeuble appartenant à la famille Dumas, il fonda la maison importante que chacun connaît.

Les débuts furent rudes.

Travailleur infatigable, levé avant l'aube, il avait en ce moment, pour tout personnel, sa femme dévouée et un jeune ouvrier, M. Nicolas Bergamin, qui devint depuis lors, et est encore aujourd'hui, son contremaître; honnête homme s'il en fut jamais. Ah ! oui, les débuts furent durs; certes, les conditions actuelles se sont considérablement améliorées en ce qui concerne les établissements de crédit, mais, à cette époque, les capitaux étaient impitoyables aux petits; on ne prêtait qu'aux riches et J.-F. Deshusses ne l'était pas. La maison vit modestement; on explore la contrée, Genève, la Savoie et un peu le canton de Vaud; tout cela péniblement, au prix d'efforts de chaque jour. Ah! ces luttes de chaque instant, ces difficultés incessantes, cette vie de tracas, de soucis, d'angoisses! combien cet ami aimait à se les rappeler et à les narrer à ceux qui ont eu, comme nous, le privilège de le connaître dans l'intimité de l'abandon. Oui, la vie de cet homme est pour nous un stimulant et un encouragement.

Au milieu de toutes ces difficultés, son goût pour la politique, son amour des affaires du pays, reprennent leur cours et leur empire. J.-F. Deshusses est élu conseiller municipal, puis bientôt après, maire de la commune de Versoix ; et cela, on nous croira sans peine, ne contribua pas à amoindrir ses difficultés matérielles. Mais il tint bon.

Patriote ardent et courageux autant qu'intègre, il s'impose à l'estime de ses adversaires, et cependant ceux-ci étaient nombreux et puissants.

A cette époque,c'était en 1868, J.-F. Deshusses s'adjoint, en qualité de placier un jeune homme de la localité ; son flair d'industriel et son discernement des hommes ne le trompent pas. M. Degallier, alors âgé de 19 ans, apporte dans ses fonctions de voyageur une ardeur extrême ; il visite la Suisse allemande ; puis, enhardi par le succès, il pénètre en France, parcourt successivement l'Italie, l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, l'Angleterre et l'Afrique. Ce fut l'aurore d'une ère nouvelle. Ces deux hommes se complétèrent, l'un comme fabricant, l'autre comme négociant. L'énergie et les aptitudes du premier sont alimentées et avivées par l'activité du second.

En 1874, J.-F. Deshusses s'attache définitivement M. Degallier en lui accordant la main de sa fille. A partir de ce moment, il n'est plus question que de constructions. Sous la poussée du développement que prend sa maison, le génie créateur de notre ami se donne pleine carrière. Il est activement secondé par son fils aîné Joseph, qui apporte à la maison le concours de connaissances acquises à l'étranger.

Malheureusement, une mort prématurée, survenue en 1888, enlève ce jeune homme et prive son père et la maison d'un aide précieux. Ce fut un gros chagrin dans la famille ; mais aussitôt Joseph est remplacé par Hippolyte, son frère cadet, qui avait fait son apprentissage dans une banque. Les aptitudes du cadet le poussaient plutôt vers la partie administrative, mais sous le coup qui frappait la maison, M. IIippolyte Deshusses se mit bravement à la besogne et ne tarda pas à prendre la place de son frère aîné.

Partout, l'ordre, le travail, l'économie règnent en maîtres ; c'est que l'esprit de J.-F. Deshusses anime tout.

Il élève la confiserie à la hauteur d'un art. Il fut notamment l'inventeur des célèbres « bonbons suisses » qui opérèrent une révolution dans le monde des confiseurs. Nous n'avons pas la compétence nécessaire pour traiter ce sujet en connaissance de cause ; mais il nous est permis de croire que ce nouveau système de fabrication avait son importance, puisqu'à partir de ce moment il valut à son auteur sa réputation universelle. Cependant, et comme en toute chose, la concurrence ne tarda pas à se montrer.

Dans le nombre des ouvriers de la maison, quelques-uns, et cela se conçoit, s'établirent à leur tour en utilisant pour leur compte les connaissances acquises dans la maison même. Ce fut pour Deshusses un vrai stimulant : il tenait à conserver le premier rang, et il y parvint par son indomptable énergie, par un travail constant, par des améliorations multiples, par des innovations sans cesse renouvelées. Et aujourd'hui qu'il est disparu, tout son état-major est là, sur la brèche : sa femme, son fils, son gendre, et la femme de celui-ci, qui a hérité de son père son intelligence des affaires, son contremaître depuis quarante ans, M. Bergamin; en un mot tout un personnel stylé et ancien, tous sont là continuant dans cette maison les traditions d'ordre, d'économie et de scrupuleuse honnêteté commerciale.

Mais quittons l'industriel pour retenir au citoyen. Au milieu de tout ce tracas et de ce bruit d'affaires, J.-F. Deshusses trouva encore le temps de s'occuper des affaires municipales et cantonales. Nous l'avons dit, le démon de la politique l'aiguillonnait toujours. Il siégea au Grand Conseil pendant de nombreuses années, prenant rarement la parole, mais assidu aux séances des commissions dont il faisait partie. Il fut l'auteur d'une loi sur les routes et chemins privés.

Toujours il resta fidèle à ses principes, mais avec l'âge et l'expérience, son ardeur remuante s'affine et s'assouplit. Aussi les vieilles rancunes ont-elles désarmé ; on peut ne pas partager ses vues, mais partout on l'estime; il est entouré de l'affection et de la considération générale : on l'a bien vu dimanche dernier.

Pendant un quart de siècle il fut maire de Versoix ; il prend une part très active aux luttes religieuses de 1873 ; partisan absolument convaincu de la suprématie de l'Etat sur l'Eglise, il appuie la réforme catholique, fait partie des corps constitués de l'Eglise catholique nationale, est nommé conseiller supérieur, président du Conseil de paroisse, délégué au synode national, charges qu'il a conservées jusqu'à sa mort. Voilà pour son activité dans les choses de l'Eglise. Dans le domaine civil, la commune de Versoix, sous l'influence de J.-F. Deshusses se transforme matériellement et moralement. Ceux qui ont connu Versoix en 1860, ne nous donneront pas un démenti. De même que pour ses affaires personnelles, J.-F. Deshusses paye de son temps et de son intelligence dans les affaires communales.

Il crée un groupe scolaire, il établit un service des eaux, des chemins, construit un quai, un cimetière, des trottoirs, etc., etc. Partout il nettoie, il assainit, il aligne, met de l'ordre et du confort. Les dépenses vont bien quelquefois un peu fort, mais bah ! Versoix a de l'avenir, et J.-F. Deshusses a la foi robuste lorsqu'il s'agit de sa chère commune.

Ah ! Oui, Versoix peut être reconnaissant envers J.-F. Deshusses, car les hommes de sa trempe, de son énergie et de sa bonne volonté sont rares.

En 1889, Deshusses ressentit les premières atteintes du mal qui devait l'emporter ; durant six ans, il est contraint de tout abandonner, politiques et affaires commerciales, et cela d'une façon absolue. Il en gémit et en souffre, cela se conçoit : le repos forcé après une pareille activité lui était intolérable.

Cependant, depuis deux ans, une amélioration semblait s'être produite, et sans prendre une part active aux affaires de la maison, il en suivait de nouveau la marche progressive. Il se sentait revivre dans ses enfants et nombreux petits-enfants, et sa famille pouvait espérer le conserver pendant plusieurs années encore, contemplant son œuvre, calme et heureux, dans une retraite qu'il avait bien méritée Il devait en être autrement ; il y a trois semaines environ, J.-F. Deshusses se mettait au lit ; M. le Dr Batault diagnostiquait une fluxion de poitrine, et le 22 mars, à neuf heures du matin, il s'éteignait doucement, entouré de sa famille. 
Jean-François Deshusses repose au cimetière de Versoix

Paix à la mémoire de cet honnête homme ! honneur à ce bon citoyen !

F. BARTHÉLÉMY.

Versoix Genevoise, Marcel Lacroix
Les rues de Versoix, collectif Ecole & Quartier

Archives René-Bernard DEE

Journal des confiseurs, reproduction de l'article du "Genevois"

 



 

 
 
 
 
 


<< retour