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VILLA ROMAINE ET CHEMIN DE FER

LES ARCHEOLOGUES ET LES CHEMINS DE FER

Journal de Genève 15.08.1857. 

L'année dernière, un amateur d'antiquités, un chercheur de vieilles pierres brisées, fit opérer des fouilles sur un plateau assez étendu dominant le village de Versoix. Au premier aspect, il est impossible de soupçonner que sous cette surface uniforme.

« Où pendant tout l'été

« L'épi mûrit, de la faux respecté,

où la culture s'est si solidement établie, sont ensevelis les élégants et nombreux vestiges d'une riche villa romaine.

Chaque année, sur ce plateau, la charrue creuse ses sillons, et toujours elle se heurte contre des pans de murailles, de larges briques rouges, ou quelque mosaïque dont les couleurs éclatantes apparaissent tout à coup aux yeux du paysan surpris et presque effrayé de ces révélations d'une antique civilisation qu'il ignore.

La terre qu'il soulève est mêlée à une multitude de débris de ces substructions. Tantôt ce sont des fragments de stucs ayant appartenu à des tombeaux ou à des thermes, tantôt des restes de pilastres ou des pavés en marbre, débris protégés par d'autres débris. Les fouilles opérées jusqu'à ce jour par le soc rude et inintelligent du laboureur ont suffi cependant pour faire reconnaître l'existence du pavé de différentes pièces en mosaïques d'une exécution plus ou moins fine en pierres dures, c'est-à-dire serpentin, jaune antique, portasanta, marbre blanc et lave noirâtre. En général le dessin est rare, et celui qui existe ne présente que des bordures à compartiments quadrangulaires ou elliptiques.

L'une d'elles est remarquable par son étendue, qui indique un vaste appartement, sans doute le salon principal de la Villa, dont les fenêtres étaient dirigées du côté du lac, précieuse indication, non pour l'archéologue, mais pour l'admirateur de la belle nature.

Il y a deux mille ans, on aimait donc déjà à voir les riantes perspectives de ces contrées privilégiées. Quoique Virgile et Horace aient chanté la nature, on s'obstine à dire que le sentiment qui la fait aimer et comprendre a été inventé il y a 60 ou 80 ans seulement, et pour cela on se fonde sur des impressions de voyage, telles que celles de Montaigne, qui n'admire dans la chute du Rhin que le revenu des pêcheries qu'elle domine et la hardiesse des saumons qui bravent cet ouragan. On cite même Voltaire, dont l'enthousiasme pour ces monts sourcilleux,

« Qui pressent les enfers et qui fendent les cieux »

n'est qu'un prétexte pour parler de la maison d'Aristippe, du jardin d'Epicure ou de la liberté qu'il ne comprenait pas beaucoup mieux que la nature, mais dont il avait au moins le généreux instinct.

La position des ruines dont je viens de parler, comme celles de beaucoup d'autres d'origine romaine, prouve clairement que les patriciens et les riches affranchis de la ville éternelle, avaient un penchant marqué pour les sites pittoresques ou grandioses, tels que ceux offerts par les rives du Léman ou celles du golfe de Baïa. Pendant un grand nombre de siècles ce sentiment s'éteignit ou ne survécut que dans la tête de quelques pauvres moines dont les couvents et les ermitages étaient des belvédères où se révélait leur instinct du pittoresque. A la fin du siècle dernier on a retrouvé ce sentiment. On a inventé de nouveau le Mont-Blanc, les lacs bleus et les forêts sombres et mystérieuses. Tout le monde les admire, soit en réalité, soit dans les pages d'un itinéraire, soit surtout parce que cette admiration est de bon ton. Malheureusement, voici les chemins de fer qui, tout en paraissant le mettre à la portée de tous, n'en seront pas moins un des plus puissants agents de sa prochaine décadence !

Une des hérésies les plus répandues de nos jours, celle qui sans contredit fait le plus d enthousiastes, tend à nous persuader que les chemins de fer ne sont autre chose qu'un prodigieux moyen de civilisation, qu'ils sont la civilisation elle-même ! Si la civilisation est la négation de la pensée profonde et vivante de sa propre richesse si elle l'est de la poésie et de ce qui élève l'homme au-dessus du matérialisme et des vulgaires jouissances qu'on lui demande, oui les chemins de fer sont la civilisation ! Civilisation des gens pressés, des commis-voyageurs, des gens impolis parce qu'ils sont pressés, des personnages importants qui le matin se précipitent dans un wagon pour assister le soir à l'Opéra aux débuts de quelque actrice dont leur journal a parlé avec éloge, ou pour admirer en un jour de fêle le feu d'artifice de la barrière de l'Etoile ! Et comment trouvez-vous cet oisif, cet homme étranger à toute occupation sérieuse, qui n'en tire pas moins sa montre avec impatience en s'écriant : dix minutes de retard ! J'en mourrai d'impatience !

Et pourtant ce ridicule personnage a raison ; rien n'impatiente comme un chemin de fer, car en wagon on ne voyage plus, on se transporte seulement d'un point à un autre, et la pensée et l'imagination n'étant plus du voyage, tout en allant plus vile, on croit aller plus lentement.

Je le répète à propos de ce prétendu grand moyen de civilisation, on oublie trop que, si l'homme maîtrise de plus en plus les forces de la nature, il en devient à son tour de plus en plus l'esclave : il parcourt et exploite les contrées les plus lointaines, mais il devient étranger à son individualité morale. Mieux valait le temps où, comme l'a dit un orateur célèbre, l'esprit allait à pied et le cœur à cheval, où on voyageait moins, mais où l'urne perçait la nue.

Par le fait des chemins de fer, l'individualité physique de l'homme serait-elle en progrès ? Hélas ! pas davantage : demandez le plutôt à ce médecin allemand, qui vient de prouver qu'une foule de maladies nerveuses, de fièvres bilieuses ou de gastralgies, dont le nombre a si fort augmenté en ces dernières années, ne sont que le détestable produit de l'impatience, de l'inquiétude vague et de la surexcitation où nous jettent la course haletante, les retards el le sifflet strident de la locomotive, ajoutés à un régime alimentaire consistant à s'élancer comme des vautours affamés, non pour manger, mais pour dévorer des mets que la rapidité de ces haltes humiliantes rendent indiscutables.

Je ne mentionnerai pas les ophtalmies de chemins de fer, puisqu’en wagon les yeux deviennent à peu près aussi inutiles que les oreilles ; on ne regarde à la portière, pas plus qu'on ne parle à son voisin.

A ces regrettables effets je pourrais joindre ceux qui viennent altérer les dispositions d'esprit de beaucoup de voyageurs devenus tout à coup maussades ou hypocondriaques, de maris qui ont vu la discorde s'introduire dans leur ménage à la suite de quelques scènes d'impatience causées par la lenteur de leurs femmes, lors de la course au clocher, à l'ouverture des portes et au sauvage assaut des wagons.... Mais je préfère arriver à une dernière et grave considération.

Si sur l'homme pris séparément on ne peut constater que des résultats négatifs de l'usage des chemins de fer, rencontrerons-nous au moins quelques compensations dans ses effets sur l’humanité acceptée dans son ensemble. Hélas ! même déception ! N’a-ton pas affirmé avec une naïve impétuosité que tous les peuples, ennemis séculaires, maintenant rapprochés, reliés par ces longs et puissants bras de fer, ne formeraient bientôt plus qu'une grande famille de frères ; que par conséquent la guerre et ses horreurs n'étaient plus possibles ? Et voilà qu'au milieu de cette Arcadie éclatent, comme un volcan, les feux de Sébastopol, avec l’accompagnement d‘horribles massacres, échecs sérieux pour ces rêves de perfectionnement illimité par les moyens matériels.

Mais, dira-t’on peut-être quel tort les chemins de fer ont-ils fait à l'auteur de ces mélancoliques réflexions ? Qui peut le pousser à tant d'acrimonie après avoir si paisiblement commencé à nous parler de ruines romaines ? Aurait-il été blessé dans quelque rencontre, ou le tracé d'une ligne nouvelle aurait-elle réduit en tristes tronçons, qui se regardent éplorés, sa campagne de prédilection, ou encore emporté sans façon sa maison et ses souvenirs ? Non, je n'ai point été atteint matériellement par le brutal conquérant, et d'ailleurs un de nos spirituels compatriotes n'a-t-il pas démontré tout le bonheur méconnu qu'il y avait à voir son parc ou son jardin tranché par un railway ? Jusqu'à lui on n'avait compris que le bonheur de sentir son voisin coupé en deux, non celui de l'être soi-même. C'était hardi et consolant comme une épigramme ; mais cette consolation a filé impuissante sur moi, parce que ma blessure est plus profonde que celle d'un propriétaire : c'est une blessure d'archéologue ! L'avouerai-je ? Après de patientes et laborieuses recherches sur le plateau dont j'ai fait mention, j'avais eu l'intime satisfaction de découvrir des thermes romains ; des thermes en très-beau stuc rouge cannelé dans les angles, et le chemin de fer comme un barbare impitoyable ; renverse et achève la ruine des thermes, des mosaïques et des tombeaux qui auraient bientôt fait de Versoix l'Eldorado des archéologues !

L'étendue de ces thermes, l'importance des mosaïques ajoutée à celle de plusieurs chambres sépulcrales où l'art du dessin antique était remarquablement développé, démontrent assez, à l'aide de celle paléontologie des ruines, la grandeur et la richesse du Castellum qui dominait, il y a seize siècles, l'emplacement de l’humble village d'aujourd'hui. Un historien trouverait là un champ fertile à défricher. Il nous montrerait la vie des patriciens de Rome quittant les plaisirs sanglants du Cirque el l'agitation du Forum pour la paisible existence des rives du Léman. Il nous ferait assister aux brillantes fêtes nautiques dont les chants en l'honneur de Bacchus et de Neptune, venaient pendant les longues soirées d'été réveiller les échos de notre golfe. Il décrirait les invasions des barbares en ces lieux longtemps protégés, la destruction des Castra, la réédification  de celui de Versoix sous la forme d’un château gothique occupé pendant quelques années par une garnison de Turcs dont les mœurs grossières n'altérèrent en rien la douceur et la politesse traditionnelle des Versoyens, et il terminerait son Odyssée par le récit des courageuses attaques des Genevois qui réussirent vers la fin du seizième siècle à s'emparer du château dont le duc de Savoie avait fait une place forte «  comme étant par son assiette merveilleusement propre à brider Genève ».

Après ce haut fait d'armes les Genevois purent mettre sur leur drapeau :

« Qui vainq ayant bon droit, double los il mérite. »

Mais Versoix n'en continua pas moins à donner de l'ombrage à Genève, en devenant Choiseul-la-Ville dont on admire encore le port où la population du voisinage a fait autant de brèches que les flots, et ses rues larges et bien tracées auxquelles il ne manque que des maisons.

Quoi qu'il en soit du futur historien de mes Romains et de mes Turcs,  j'en ai assez pour faire partager à tous les cœurs honnêtes mon indignation contre ces prétendus engins de perfectionnement, qui ne remettent au jour pour un instant, ces marbres et ces brillantes mosaïques étonnées de revoir le soleil, que pour les précipiter dans leurs tranchées béantes, faisant ainsi disparaître cette continuelle protestation d'une grande civilisation contre le temps, éteignant cette mystérieuse lutte des œuvres du peuple-roi contre les siècles dont la tâche est de tout engloutir, même les chemins de fer.                     T. V.

Derrière les initiales T.V. se cache probablement Théodore Vernes (1820 - 1893)

 



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