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LA TUILERIE DE VERSOIX, PLUS D'UN SIECLE D’ACTIVITE.

En 1767, Etienne François, duc de Choiseul, ministre des Affaires étrangères de Louis XV, conçut l’idée de construire un port à Versoix pour « ruiner » Genève !

Le 28 mai 1768, M. Du Chastel de Rolle, agent secret de Berne alliée de Genève, mandait LL.EE. – « ils ont fait sonder le sol à bise de Versoix et l’on y a trouvé une glaise bleue et le sol très propre à la construction d’un port ». Le 23 décembre 1770, le duc de Choiseul tombait en disgrâce. Mais en dix ans, malgré de multiples complications diplomatiques et moult désagréments pour les habitants du village de Versoix, une montagne de glaise avait été extraite, et bien que le duc ait fait amener une galère royale (du reste capturée par les Savoyards) le port n’existait toujours pas.
Une tuilière fut construite, mais vu le faible retrait de la matière, les carrons tirés de l’argile bleue extraite pour le port étaient trop friables. Le carron était rebattu (compacté) d’abord à main, au maillet sur billot de chêne et semelle de fond de moule de poirier.

Les flèches indiquent la position des deux tuilières. Plan Querret 1774 - APV

Après s’être consacré sans réserve, durant trois années, à la construction de Versoix, l’ingénieur Léonard Racle se trouva non seulement désœuvré, mais aussi complètement ruiné, lorsqu’au printemps 1771, Versailles décida inopinément de suspendre les travaux entrepris à l’initiative de Choiseul pour établir sur les bords du Léman, une ville rivale à Genève. Désormais à la tête d’un énorme chantier devenu inutile et, en même temps, menacé de saisie par ses créanciers, Racle ne put se résigner à l’inaction et décida d’utiliser ce qui pouvait l’être encore. Ainsi en consultant aujourd’hui le livre de comptes de Voltaire, peut-on constater que dès septembre 1771, il avait remis en marche les fours qui avaient été montés à Versoix et qu’il livrait à Ferney de grandes quantités de tuiles, briques, plots et carrons qui allaient servir à la construction de diverses maisons, dont celle du marquis de Florian, Le Bijou.

Dans une lettre adressée à son épouse, le sous-officier Francoeur, cantonné à Versoix-la-Ville en 1772, illustre les conditions de vie de cette garnison alors que le chantier est abandonné.

Au XIXème siècle

Dans une annonce dans le Journal de Genève du 29 mai 1853, Messieurs Poitry et Martin, propriétaires de la tuilerie de Versoix, informent qu’ils sont en mesure de pourvoir à toutes les demandes de tubes pour drains qui pourront leur être adressées. Ils sont équipés d’une presse excentrique manuelle à balancier et contrepoids, incrustant Versoix au dos des briques et des planelles. La terre à tuile provenait alors de Pont-Céard.  

Presse excentrique manuelle à balancier et contrepoids. APV

Ce petit cylindre, encore utilisé à la fermeture de la tuilière de Vinzel, a été acheté à Versoix vers 1875, A l’origine ce petit cylindre était actionné à la main à l’aide de deux volants munis d’une poignée de manivelle. Ce petit broyeur servait uniquement à l’affinage de la glaise au sortir de la masse de trempage. On ignore de quelle tuilerie il provenait. Il faut souligner que dans la région de Versoix, cinq tuileries cessent ou transfèrent leur activité ailleurs au 18e/19ème siècle. Bernard Barbeau dans son livre  « Mies à l’écoute de son passé », p. 205 : rappelle l’existence en 1700 d’une tuilière à Mies, située au bord du lac « En Vorzier » à la frontière genevoise, son propriétaire était Henri Stoudemann.Burdeyron était potier sur la rive droite de la Versoix, il s’établit ensuite à Ferney-Voltaire où naquit son fils François qui, après avoir exercé son métier à Nyon et Prangins (Changins) reprend la poterie de la tuilière de Vinzel en 1838.

Brique portant l’empreinte de la tuilerie de Versoix, fin XIXe. APV- Fonds C. Lehmann

La même année 1855 M. J. Naville, président de la Classe d'agriculture (Société des Arts), a communiqué à la Classe deux lettres, l'une de M. Martin, de Versoix, l'autre de M. Knecht de Ferney, qui donnent le compte des tuyaux de drainage qu'ils ont fournis aux particuliers dans l'année 1854 :

La tuilerie de Versoix en a livré 113,000

Celle de Ferney 84,000

Total 197,000

En conséquence, on peut estimer à 200.000 le nombre des tuyaux vendus dans les environs de Genève pendant l'année 1854. En y ajoutant les 200.000 des deux années précédentes, le nombre des tuyaux vendus jusqu'ici s'élève à 400.000. Il est assez difficile de déterminer l'étendue de terrain drainée avec ce nombre de tuyaux ; cependant M. Jules Naville croit ne pas être au-dessous de la réalité en évaluant à plus de 600 le nombre des poses qui ont reçu ce genre d'amélioration, sans porter en ligne de compte la surface drainée antérieurement avec des pierres ou des tuiles courbes.

Le drainage prenant plus de développement cette année-là, deux nouvelles fabriques de tubes venaient de s'établir dans nos environs, l'une à Nyon, l'autre dans le pays de Gex, près de la frontière.

Type de drain fabriqué à Versoix. Longueur 33 cm, diamètre 4.0 cm, épaisseur 0,8 cm. Coll. G. Savary

Drain fabriqué par Maurice Lerber à Romainmôtier. APV OBJ852

Il faudra cependant attendre encore quelques années afin de voir un développement du drainage dans le canton. Nous pouvons lire dans le Journal de Genève du 7 juin 1854 l’article suivant qui donne un bilan de la pose de drainage :

« Dans notre siècle, ou tout marche si vite, il est curieux cependant de voir combien les perfectionnements agricoles ont de peine à se généraliser dans les pays mêmes où les cultivateurs ont le plus d'intelligence et de capitaux. Depuis environ quinze ans, la pratique de l'assainissement des terres, connue sous le nom de drainage, produit une véritable révolution dans l'agriculture anglaise, et ce n'est guère que depuis deux ans qu'en Belgique et en France on s'en occupe avec quelque développement. Genève est un des points du continent où l'attention sur cet utile procédé a été le plus tôt éveillée par le petit ouvrage que publia M. Jules Naville-Bontemps en 1845. Joignant la pratique à la théorie, l'auteur exécuta un drainage à Villette qui démontra jusqu'à l'évidence la vérité des données renfermées dans son livre. La Classe d'agriculture chercha, par des primes et des cours, à encourager cette utile pratique, et dès lors quelques personnes s'en sont occupées avec succès. Mais l'usage, bien loin de s'en généraliser, est resté jusqu’à présent borné aux travaux d'un petit nombre de propriétaires travaillant sur de faibles étendues de terrain. Cependant M. Jules Naville a continué à fournir des efforts pour éclairer ses concitoyens sur ce sujet en publiant une suite d'articles dans le Journal d'agriculture pratique. M. Charles Martin, en 1851, a acheté à Londres une des meilleures machines pour faire les tubes en poterie, et MM. Martin et Poitry, à Versoix, Knecht, à Ferney, ont, après des essais coûteux, réussi à confectionner d'une manière très satisfaisante les tuyaux tels qu'on les emploie en Angleterre. Enfin, diverses personnes se sont procuré des modèles d'instruments pour le drainage. Ces deux derniers points une fois acquis, il fallait encore une nouvelle impulsion, et c'est ce que M. Jules Naville vient de faire par une troisième publication, digne en tous points d'être recommandée à l'attention de nos agriculteurs. Sous le titre de : Perfectionnements à apporter à la pratique du drainage, l'auteur a réuni, dans un mémoire de 50 pages, tout ce que les meilleurs ouvrages publiés sur la matière ont fourni de données pratiques en ce qui concerne ce genre d'opération. Répondant d'avance à la plupart des questions qui jettent dans l'embarras le cultivateur qui voudrait drainer son terrain, l'auteur, dans les six premiers chapitres, lui montre quels sont les symptômes auxquels on reconnaît qu'un terrain peut être drainé ; quelle est la direction à donner aux drains ; à quelle distance el à quelle profondeur il faut les placer, suivant la qualité du terrain ; comment les conduits doivent être disposés et les travaux exécutés. Abordant ensuite la question dominante dans toute amélioration, le prix de revient, l'auteur présente les chiffres de dépenses obtenus non-seulement en pays étranger, mais aussi chez nous, d'après les expériences faites dans notre canton par sept propriétaires différents, dont les rapports sont imprimés à la suite de l'ouvrage. Enfin, dans un chapitre qui doit être médité par les personnes qui s'intéressent au perfectionnement de notre agriculture, M. Naville recherche quels seraient les meilleurs encouragements à donner à l'introduction du drainage dans nos campagnes. —Nous ne pouvons que remercier l'auteur de la louable persévérance avec laquelle il poursuit un but si utile. Son ouvrage, parfaitement clair et sobre de généralités superflues, est un excellent manuel pratique de drainage à l'usage de notre pays. »

L'ingénieur Lecointe a présenté à la Classe d'agriculture de Genève un rapport sur les travaux de drainage exécutés en 1856 dans nos environs. M. Lecointe a trouvé qu'en moyenne, il faut, pour drainer une pose, 82 toises (de 8 pieds) de drains de dessèchement et 20 toises de drains collecteurs, soit 102 toises en tout, ou 730 petits tuyaux et 180 grands, total, 910. La toise courante de drains revient en moyenne à 7 fr. 19 c., dont 69 c. pour la main-d'œuvre. Le drainage d'une pose revient à 128 fr. D'après le même tableau, le nombre de tubes vendus en 1856 par les fabriques qui alimentent nos environs, indiquerait une étendue drainée de 676 poses de Genève, dont 237 dans le canton de Genève, 378 dans le canton de Vaud et 61 dans le pays de Gex. M. Lecointe espère que le drainage fera bientôt chez nous de nouveaux progrès, par suite de l'augmentation du nombre de fabriques de tubes et de l'adoption de la loi sur le drainage par le Grand Conseil.

La tuilerie de Versoix est achetée vers 1875-76 par Adrien Nicati (1838-1899), fermier de M. Pierre-Jean Bordier, après que ce dernier eut partagé son domaine en 1875. M. Nicati n'ayant plus assez de travail à la ferme, acheta la tuilerie et l'exploita avec son fils Edouard jusqu'à la fin de son exploitation vers 1895. Les bâtiments ont été démolis en 1901. Les Nicati étaient aussi propriétaires de la tuilerie d'Yvoire qui travaillait principalement pour la Suisse.

Au XXème siècle

La loi sur le drainage de 1907, encouragea la création de syndicats de drainage dans le canton parmi lesquels celui de Vernier, de Grand-Saconnex, du bassin de l’Aire, de Satigny, de Meyrin-Mategnin, de Céligny, de Meinier-Corsier, de Corsier-Anières, de Jussy, de Versoix, de Meinier-Compois qui met en soumission le transport de ses drains depuis la tuilerie de Bellevue, ce qui représente 2500 tonnes.

Le 15 juin 1922, le Département de l'intérieur et de l'agriculture informe les intéressés que conformément à la loi sur le drainage, une association a été constituée sous te nom de « Syndicat de drainage de Versoix ». Cette association a pour but le drainage de terrains agricoles situés dans la commune de Versoix. Conformément à la loi, le Département publie ci-après un extrait de l'acte d’association :

« Les propriétaires des parcelles de terrains humides situées dans la commune de Versoix donnent, par leur signature consignée au dossier ci-annexé. leur adhésion â la constitution d'un syndicat de drainage dit de « Versoix ». Par l'intermédiaire de la commission provisoire, ils prient le Conseil d'Etat de bien vouloir déclarer d'utilité publique et obligatoire, pour tous les propriétaires, le drainage des terres comprises dans le périmètre mentionné au plan annexé à la présente requête. »

Cet acte d'association a été approuvé et signée par 25 propriétaires sur 41 soit plus de la moitié en nombre. Ces 25 propriétaires possèdent 75 ha. 85 a. 74 m. sur 91 ha. 32 a. 64 m. soit plus des deux tiers du territoire compris dans les limites du syndicat. Quatre ans plus tôt, à Sauvernier était constitué un même syndicat.

La tuilerie de Versoix n’existant plus et celle de Rolle ayant brûlé, il reste celle de Vinzel (qui utilise les machines provenant de l’ancienne tuilerie de Versoix), c’est la seule qui subsiste entre Aubonne et Bellevue/Genève.

La rareté de la main-d’œuvre et la difficulté de recruter des gens disposés à travailler dans l'eau et la boue pendant de longues heures préoccupent les personnes qui vouent leur attention aux assainissements et aux drainages. M. Dorner, surveillant des drainages dans le canton de Genève, était au nombre de ceux-là. Ayant entendu parler des Buckley Traction Ditchers, dont se servent les Américains du Nord, il partit le 1er août 1913, muni des recommandations des autorités fédérales et cantonales pour un voyage d'investigation dans le Canada et la région des grands lacs. C'est le résultat de ses recherches et de ses observations recueillies durant un voyage de deux mois dans le pays des grandes cultures et des entreprises audacieuses que M. Dornier présenta aux membres de la classe d'agriculture réunis sous la présidence de W. Patry.

Passant successivement de Montréal , Brockville sur le St-Laurent, puis à Belleville, près du lac Ontario, puis enfin dans le territoire des Etats-Unis, à Findlay, dans l'Ohio, où se trouve la grande manufacture des Buckye Traction Ditchers, à Angola, sur le lac Erié, et à New-York, le conférencier décrit et présenta au moyen de photographies les diverses machines qu'il a vu fonctionner et qui y sont d'un emploi courant.

C'est une puissante machine ressemblant à un rouleau compresseur par la largeur de ses roues. Elle porte à son arrière une roue munie de godets puissants comme une drague. Cette roue fixée dans un cadre en fers à T peut être abaissée ou relevée suivant une profondeur à laquelle on veut atteindre. La machine est mue à la vapeur ou au moyen d'un moteur à explosion. Elle a une vitesse telle qu'elle effectue environ 300 mètres courants de tranchée dans une journée de huit heures, dont le coût est bien inférieur à ce qu'on paie chez nous pour le même travail. L'économie est assez grande pour qu'un total de 75 à 144.000 mètres de travaux suffise à payer la machine par l'économie réalisée. Or le prix de cet engin puissant n'est pas précisément une bagatelle. Le conférencier l'évalue dans ses calculs du prix de revient à 18 000 fr. et on compte l'amortissement à 10 %.

L’industriel - meunier Jean Estier acquiert une machine en 1920, qui arrivera des Etats-Unis à Versoix en pièces détachées. Poids 13 tonnes, largeur 3,50m, moteur à pétrole, plaque des chenilles en bois de peuplier, vitesse hors travail environ 3 km à l’heure. Il la montera dans le verger de Bon-Séjour, alors propriété de l’ingénieur Pouille. La draineuse mécanique fera merveille jusque dans le canton de Neuchâtel où se terminera son existence.

Sur la photographie, nous voyons Jean Bastaroli, conducteur et mécanicien de la machine. Versoix genevoise, M. Lacroix 1984

Ed. Vianne, directeur du Journal d'Agriculture progressive relève qu’avant l’arrivée des machines à drainer, le terrassement se faisait à la main ou avec des charrues tirées par des bœufs ou des chevaux. Il a fallu une quantité d'outils anglais généralement très lourds, fort chers et d'un emploi plus ou moins commode. En France et en Suisse, on a cherché à modifier cet outillage pour le rendre plus maniable, moins lourd et meilleur marché. Il en résultat un outillage simple et commode qui différait notablement des outils anglais primitivement importés. Cette collection se compose d'une bêche ordinaire qui n'est autre qu’un louchet comme on en trouve dans le nord de la France dont la lame a de 40 à 45 cm. de longueur, sur 16 cm. de largeur à la partie supérieure, et 13 cm. seulement à la base. C'est avec cet outil que l'ouvrier ouvre la tranchée et lui donne, en deux levées de terre, de 75 à 85 cm. de profondeur. La troisième levée s'obtient au moyen d'une autre bêche, dite bêche creuse ; cet outil, qui est léger et très tranchant, se manie comme une gouge de charpentier, il permet de faire bien et beaucoup, lorsqu'il est manié par un ouvrier habile.

Pour enlever les miettes de terre qui restent après chaque levée, on se sert de la drague, de manière que le fond soit toujours bien net, et pour faire le lit du tuyau, on emploie l'écope, dont on doit avoir au moins deux calibres, une petite pour les drains ordinaires et une plus grande pour les drains collecteurs.

 

On notera que c’est à l’occasion de travaux de drainage sur le domaine d’Ecogia en 1924, que fut faite la découverte de l’aqueduc romain de Versoix.

 

 

Georges Savary, octobre 2022

 

Drainage des terres arables, J. A. Barral 1856

Vinzel, une terre un passé, Louis Keuzen 1995

Versoix genevoise, Marcel Lacroix 1985

www.e-newspaperarchives.ch

 

 

 

 



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