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SUPPRESSION DES PEAGES

Les péages dans l'Ancien Régime n'étaient-ils plus qu'un archaïsme mineur hérité du Moyen-Âge et qui, comme les romans de chevalerie, tombaient en désuétude et peu à peu disparaissaient d'eux-mêmes ? Le livre d'Anne Conchon apporte là-dessus bien plus que son titre modeste ne le suggère. Au fil de l'ouvrage, et comme le relève Denis Woronoff dans sa préface, l'emploi du singulier, le péage et non les péages, est significatif, l'institution prend vie dans la société. Appuyée sur une vision du monde, elle se défend et malgré son caractère devenu souvent parasitaire, il faut des décennies au XVIIIe siècle, le poids de la monarchie et celui de la Révolution pour la faire disparaître, tout en récupérant l'idée de service rendu à la collectivité qu'elle pouvait comporter. C'est à partir de très vastes dépouillements que l'auteur a établi ce diagnostic : surtout les papiers de la Commission des péages établie par le roi de 1724 à la fin de 1789, imprimés et manuscrits des assemblées révolutionnaires, les fonds de certaines généralités aux archives départementales et même les documents d'archives municipales comme Lyon ou Nantes, les papiers de propriétaires de péages tel le prince de Monaco, sans oublier les nombreux dictionnaires et traités juridiques spécialisés d'époque.

L'ancien-péage de Versoix, vers 1960, peint par Charles Pasche

Remarquant justement que l'historiographie du péage est jusqu'à présent très limitée, Anne Conchon en retrace d'abord l'historique et en recherche une définition précise. Institution venue de l'empire romain, féodalisée à partir du XIe siècle, objet de 78 dénominations recensées par elle, le péage se distingue du droit de bac et du droit de marché, il est levé sur tout ce qui passe en un lieu précis, à partir du XVIe siècle théoriquement au nom du roi qui a nommé l'homme ou le groupe institutionnalisé qui en bénéficie : ecclésiastiques, villes et communautés d'habitants, monarque, engagistes et seigneurs. En fait, il se trouve inclus dans les droits seigneuriaux, les habitants vassaux du seigneur en étant exempts pour les produits de consommation personnelle ainsi que les hôpitaux, il constitue vaguement la contrepartie de l'entretien par son propriétaire du segment de voie de communication, route, pont, fleuve, sur lequel il est requis. Sur l'ensemble du royaume, la commission royale a recensé 3 120 péages dont 300 relevant du roi, plus des trois quarts appartenant à des seigneurs privés. On les trouve surtout là où les routes et les voies navigables sont nombreuses : le centre du Bassin parisien, le Nord, le couloir Rhodanien. Il n'y en a pas sur les côtes maritimes, mais beaucoup sur les grands fleuves. Ils rapportent au XVIIIe siècle entre quelques centaines de livres par an, et près de 100 000 ; ils sont le plus souvent affermés, matérialisés par une barrière et avant tout une pancarte où leur tarif est obligatoirement affiché, le receveur étant à sa tâche à temps complet et siégeant en sa maison ou dans un local particulier pour les péages les plus actifs. Leur poids, très variable, est inférieur à celui des octrois et des traites et, par rapport aux prix des marchandises, représente 5 à 7 %, se dévalorisant au long des siècles car formés surtout de droits fixes. À partir du milieu du XVe siècle, la monarchie s'est intéressée aux voies de communications et a multiplié les enquêtes sur la légitimité des péages établis.

Avec Louis XIV et la déclaration royale de 1663, ces opérations deviennent plus étendues, mais c'est la Commission de 1724 qui va se livrer à un travail systématique à l'échelle nationale de vérification des droits contre les « abus » de perception, les propriétaires ayant quatre mois pour envoyer leurs titres justificatifs et les intendants devant dresser la liste des droits perçus dans leurs circonscriptions. En même temps, le nouvel organisme reçoit et instruit toute plainte concernant les péages et rédige de nouveaux tarifs simplifiés et en langue du temps, avec de plus en plus le souci de proportionner la redevance à la dépense d'entretien de la route ou du cours d'eau, obligation qui devient un peu plus réelle, sanctionnée éventuellement par la suppression du droit. Réunie sous l'autorité du Contrôleur général, la commission est composée d'une dizaine de maîtres des requêtes et conseillers d'État, d'un procureur général également maître des requêtes, et de quelques greffiers-secrétaires et commis.

À partir de 1755, comme dans divers États européens, on s'oriente vers la suppression progressive des péages et en 1759 Silhouette lance une enquête secrète auprès des intendants dans ce but. L'accent est mis sur la voie d'eau qui commence à être délaissée au profit de la route du fait des progrès acquis dans le transport terrestre. Une première opération de rachat de droits sur le Rhône est lancée en 1766, financée par une rente sur le Domaine. À la faveur de la crise de cherté de 1770 on supprime d'office les péages dont les titres n'ont pas été représentés. Necker, en 1789, nomme Corméré pour préparer un plan général d'abolition des péages et des traites, mais il prévoit une taxe générale sur les voituriers et les messageries afin de financer les indemnités à verser aux anciens propriétaires. Malgré beaucoup de lenteur due aux difficultés de son travail, la Commission n'a pas œuvré en vain : à la veille de la Révolution il ne reste plus que 1 104 péages confirmés et 747 qui sont en cours de vérification. La Constituante range ce droit parmi les charges seigneuriales soumises à l'abolition contre rachat, mais elle le supprime totalement par son décret de mars 1790.

 

Ebauche de Mémoire concernant la suppression des péages, 1790. Coll. privée


Cependant, devant la dégradation des voies de transport, faute de moyens financiers, le Directoire crée une « taxe d'entretien des routes » en 1797 et le Consulat un « octroi de navigation » pour les cours d'eau en 1802 afin de trouver de nouvelles ressources, non cette fois pour le profit personnel des propriétaires de droits, mais pour maintenir le bon état de voies de communication. Ces charges seront annulées, la première en 1806 contre un impôt sur le sel, et la seconde en 1879.

  

Le pont sur la Versoix et l'ancien péage, peinture sur porcelaine de Denise Vagnières. Coll. privée

Entre autres quatre points sont particulièrement remarquables. Il y a d'abord la longue et forte impopularité qui a toujours pesé sur le péage. Comme toute fiscalité, ce droit est contesté, moins dans son principe que dans ses modalités. Les plaintes sont multiples sur le mauvais affichage du tarif, la diversité des poids et mesures, les prétentions des receveurs, les fraudes réelles et supposées, la perte de temps occasionnée par la perception. Ici encore pendant le XVIIIe siècle l'agressivité des redevables va croissante, allant parfois jusqu'aux coups et blessures. En 1789, dans la mesure où ils le mentionnent, surtout les cahiers de bailliage du tiers, les cahiers de doléances réclament la suppression du péage ou son abolition contre indemnité. Mais l'atmosphère révolutionnaire dès le printemps, puis une fois de plus la déclaration des droits de l'homme qui excite la revendication, conduisent à un refus général et ostensible de payer. Si les receveurs s'obstinent, des attroupements hostiles se forment qui les obligent à céder ; ainsi les recettes s'effondrent à partir de 1788 et plus encore l'année suivante. L'action des foules a donc précédé le texte juridique d'abolition. Mais en face de cette résistance populaire et de l'action de la commission royale, les propriétaires, surtout les grands seigneurs, ont longuement et habilement résisté. Aucun ne refuse directement les sentences de la Commission mais beaucoup traînent pour obtempérer, font durer la procédure de vérification des titres. La suppression de certains droits, souvent de faible rapport financier, provoque des récriminations et de nouvelles défenses juridiques, moins pour la perte de revenu que pour l'atteinte portée au privilège.

Cependant à cause de l'étalement dans le temps des opérations, il n'y a pas de fronde générale. Je serai d'accord ici pour dire avec Anne Conchon qu'il n'y a pas dans les opérations de la Commission royale directement un aspect de réaction seigneuriale, puisqu'elle ne remet pas en vigueur des droits tombés en désuétude ni n'augmente les tarifs existants et qu'au contraire elle en abolit d'assez nombreux. Néanmoins, par le biais des confirmations de droits qu'elle a prononcées et la rationalisation de gestion de la perception qu'elle a voulue et provoquée, il y a tout de même sauvetage provisoire de ce qui peut l'être encore dans les circonstances nouvelles du XVIIIe siècle, en contrepartie d'une large part laissée au feu et anéantie. Et on voit même le capitalisme se glisser à l'intérieur de l'institution féodale, chez les grands propriétaires toujours bien placés pour profiter des nouveautés. C'est l'aventure du procureur de la commission Guyenot dans les années 1780 qui exploite sa position administrative pour devenir, en société avec des commis de finance, receveur régisseur des droits de péagistes importants tels le duc de Villeroy ou le duc d'Orléans, lesquels espéraient un ménagement de leurs intérêts lors de la suppression à venir des péages. Lui-même tire un joli profit de l'opération et ses connaissances et son autorité améliorent et consolident un moment le revenu de ses mandants, veillant à la révision des tarifs, intervenant dans les litiges avec les fermiers particuliers et les habitants, nommant et surveillant les receveurs, faisant simplifier les formalités de passage au bureau de perception afin d'accélérer la circulation, centralisant les recettes en utilisant des lettres de change. L'évolution est donc plus complexe que ne le voudrait la négation pure et simple de la réaction féodale.

Encore à la fin de 1789 et au début de 1790 des propriétaires essayèrent de réagir contre les foules en rédigeant des adresses à l'Assemblée nationale au nom du respect du droit de propriété et en faisant placarder la continuation de la levée du droit, tandis que des receveurs en appelèrent en vain pour ce faire à la protection de la maréchaussée ou des municipalités. Quels ont été par ailleurs les déterminants de la politique de la monarchie au long des XVII-XVIIIe siècles ? Avec l'expansion économique, la croissance urbaine et la commercialisation de la production, la circulation des marchandises s'amplifie et s'accélère, ce qui souligne l'obstacle que représente de plus en plus le péage et conduit l'État à prendre en charge la construction et l'entretien des routes avec la généralisation de la corvée royale de 1738, et à se préoccuper du maintien du trafic fluvial, toujours moins coûteux que le transport terrestre malgré les progrès techniques des voitures. À terme il peut y espérer aussi l'accroissement du produit fiscal. Par conséquent l'État, comme le montre fortement Anne Conchon, est tenté par l'abolition générale d'un droit qui a l'inconvénient de renchérir les prix et qui correspond à une organisation sociale où les déplacements étaient relativement rares et limités et l'espace morcelé en pays peu étendus et vivant en bonne partie sur eux-mêmes, ce qui tend à disparaître au XVIIIe siècle. Et lui-même suscité par l'évolution des choses, le mouvement des idées l'y invite également : l'auteur fait voir le lien intime entre changement des structures matérielles et naissance de l'idéologie libérale, comme on l'a vu pour l'industrie avec l'inspection des manufactures.

Les économistes de l'école de Gournay et les Physiocrates se font l'écho des transformations structurelles en cours et, voyant dans le développement de l'économie marchande la source de la prospérité future, ils condamnent le péage. Puis, dans les années 1780, à la suite de l'exemple anglais de développement des routes à péage depuis 1660, divers auteurs comme l'abbé Coyer et N. Fer de la Nouere, devant la nécessité d'entretenir un réseau de voies terrestres agrandi depuis 1730, proposent d'établir un système national de péages, idée que reprend le Directoire avec une régie pour toute la république centralisant les fonds et les redistribuant entre les arrondissements afin d'homogénéiser le territoire, ce qui est très différent et presque opposé à la logique du péage d'Ancien Régime. Pourtant, prise dans ses contradictions internes, la monarchie en fait hésite. Garante de l'ordre social traditionnel, elle est sensible à la pression conservatrice des grands et de la noblesse péagiste, d'autant plus qu'à court terme le roi possède des péages et voit, sous Louis XIV en particulier, dans les sols additionnels aux tarifs un expédient fiscal commode. En outre, cette position du roi au sommet de la hiérarchie féodale le conduit à vouloir indemniser les propriétaires de péages s'il entreprend d'abolir leurs droits. La guerre d'indépendance américaine fait différer ces remboursements. En 1789 il faudrait encore mobiliser 80 à 150 millions pour liquider les droits qui demeurent, alors que les recettes annuelles de l'État s'élèvent à 472 millions et le déficit à 170 millions. Dans le cadre de la monarchie ancienne l'affaire était sans issue. Guy Lemarchand

Ce texte est tiré du Résumé du livre Anne Conchon, par Guy Lemarchand https://www.persee.fr/

Le péage en France au XVIIIe siècle. Les privilèges à l'épreuve de la réforme, Anne Conchon, préface de Denis Woronoff, Paris, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, Paris 2002, 582 p.,



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