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L'AFFAIRE DES BOMBES DE VERSOIX

Dans la première moitié du XXe siècle, les mouvements anarchistes faisaient souvent parler d’eux dans la presse nationale. En 1918, l’affaire des bombes de Zurich entraina l’arrestation de plusieurs d’entre eux, parmi lesquels Louis Bertoni  typographe, secrétaire syndical, militant anarchiste,rédacteur et éditeur du Réveil anarchiste à Genève. Il était l'une des figures majeures du mouvement libertaire en Suisse.

Le nom de plusieurs militants apparaîtra lors d’un nouvel épisode qui défraya la chronique genevoise au mois d’octobre 1920. Joseph Villari, ex-directeur technique de la fabrique de feux d'artifice « Radium » à Plan-les-Ouates, dénonçait par écrit au Parquet fédéral les dirigeants de ladite fabrique d'avoir fait immerger dans le lac une quarantaine de bombes très dangereuses.

 

Une affaire fédérale.

Le ministère public fédéral avisa la direction de police de Genève et le commissaire de police Sessler fut chargé d'ouvrir une enquête. Divers témoins entendus corroborèrent les dires du technicien Villari. Le résultat de l'enquête fut communiqué à Berne. Le procureur général de la Confédération M. Stampfli jugea les faits suffisamment graves pour se transporter à Genève.

C'est le colonel Ziegler, chef du service pyrotechnique de l'armée, qui fut chargé de diriger les opérations de repêchage des bombes.

 

Les faits.

Tout avait commencé en fin d’après-midi du 18 mai 1920, une automobile stoppait à la rue de la Confédération, près de la Fusterie et un homme prenait place à l’arrière. Elle était conduite par Monsieur Guinand, administrateur délégué de la société « Radium », entreprise active dans la fabrication de feux d’artifices ; à son bord se trouvait également Monsieur Villari l’ex directeur de la société et un troisième personnage surnommé « James le Carougeois ». La voiture démarra et roula en direction de Versoix. Arrivé devant le restaurant Pavid situé au bord du lac, le pêcheur Rayroux qui avait pris place dans la voiture à la Fusterie, interpella un de ses amis batelier et requit son embarcation.

De la voiture on déchargea des caisses qui furent transbordées sur le bateau, le perré se prêtait bien à cette manœuvre. Le canot s’éloigna vers le large puis s’arrêta à une centaine de mètres du rivage. M. Villari ouvrit alors les caisses dans lesquelles étaient rangées une quarantaine de bombes, on sut plus tard qu’il avait pris la précaution de dévisser le cône de chacune d’elle, puis il les immergea par 25 m de fonds environ.

Pourquoi cette dénonciation ?

M. Guinand, l'administrateur de la S.A. « Radium », publia le 8 octobre, une lettre dans le Journal de Genève :

«(…) M. Villari, qui était seul responsable de l'usine et des mesures qu'il y avait à prendre, a été congédié il y a un mois et demi à la suite de faits que le tribunal des prud'hommes a qualifiés de « fautes inadmissibles ». Il a été. débouté d'une demande en salaire de 6500 Fr. et condamné à 5000 Fr. de dommages-intérêts vis-à-vis de la Société. Il a appelé devant la Chambre d'appel des prud'hommes, qui vient de confirmer en date d'hier le jugement de première instance, mais qui, estimant que la somme de 5000 Fr. de dommages-intérêts était insuffisante pour réparer le préjudice causé par M. Villari, a nommé un expert pour établir ce préjudice. La Société a donc à faire à une basse vengeance d'un, étranger, contre lequel elle a, du reste, dû porter plainte en vol il y quelques jours.

Le faux exposé que M. Villari a fait dans sa dénonciation était de nature à émouvoir l'autorité qui le recevait et qui ignorait les charges qui pèsent sur l'ex-directeur de « Radium ».

 

Mais d’où venaient ces bombes ?

Ces engins étaient restés dissimulés dans la fabrique mais à la suite d'un accident il avait été décidé, d'un commun accord avec la direction, de jeter les bombes dans le lac par crainte d'une catastrophe.

En effet, le mardi précédent, une violente explosion s’était produite à la fabrique de feux d'artifice Radium SA située route de Saconnex-d'Arve à Plan-les-Ouates. La Tribune de Genève du 13 mai relatait l’accident :

Une explosion à Plan-les-Ouates. Un ouvrier tué

Une violente explosion s'est produite mardi à la fabrique de feux d'artifice Radium société anonyme située route de Saconnex-d ‘Arve à Plan-les-Ouates. Un artificier M. Joseph Pétrier âgé de 18 ans Français domicilié à Saconnex-d ‘Arve était occupé à remplir des pétards « Vésuve » lorsque pour une cause restée inconnue une explosion se produisit. L'ouvrier fut projeté à terre et le feu se communiqua à ses vêtements. Une baraque construite en planches à l'ombre de laquelle il travaillait fut complètement démolie. Les nombreuses vitres de l'usine volèrent en éclat sans cependant blesser personne. M. Villari directeur de Radium se porta au Secours de son employé et lui arracha ses vêtements non sans se brûler aux mains. Peu après arrivèrent les docteurs Fontanel et Chassot qui donnèrent des soins à la victime que l'on transporta d'urgence à l'Hôpital cantonal.

Ce que dit M. Villari.

Nous avons pu rejoindre le directeur de « Radium » qui nous a fait les déclarations suivantes : « J'avais quitté pour deux minutes le jeune Poirier avec lequel je travaillais depuis le matin à 7 heures lorsque j'entendis une forte explosion. Je vis le manœuvre se roulant à terre les vêtements en flammes.  Le malheureux qui poussait des cris affreux fut secouru aussi rapidement que possible mais comme vous le savez les brûlures occasionnées étaient de la plus grande gravité. »

M. Villari croit à une imprudence. Occupé à bourrer des feux de bengale « Vésuve pluie d’étoiles » l’apprenti artificier aura sans doute donné un coup de maillet trop violent et occasionné l'accident. La première explosion s'est produite dans un mortier contenant environ un kilo de poudre nécessaire à la confection des « Vésuve » ; la seconde eut lieu dans une baraque située à proximité où se trouvaient douze kilos de poudre. Le feu avait été communiqué à cette légère construction par la première explosion. M. Villari est navré de ce tragique accident qu'il ne peut qu'attribuer, il nous le répète, à un moment d'inattention de son malheureux manœuvre.

Le jeune Joseph Pétrier n'a pu survivre à ses horribles brûlures. Malgré tous les soins qui lui furent prodigués il a succombé dans la soirée de mardi vers 10 heures.

 

 

L’entreprise « Radium » avait aussi été mentionnée dans l’affaire dite « des bombes de Zürich ». Des explosifs et des armes avaient été découverts dans la Limmat le 22-23 et 24 avril 1918, ils avaient été introduits en Suisse par des anarchistes qui les destinaient à fomenter la révolution en Italie.

C'est dans ce but qu'en été 1917, l’anarchiste Arcangelo Cavadini rencontra Louis Crétin, alors chef de la fabrique d'explosifs « Radium », à Plan-les-Ouates. Il lui commanda des grenades pour un montant de 6000 fr. On sait que Cavadini et Crétin se sont fait justice à eux-mêmes en se suicidant quelques jours après leur arrestation.

 

L’enquête

Entendu très longuement par M. Sessler commissaire de police, qui a fait preuve dans cette grave affaire de la plus grande habileté, l’ex-directeur Villari a affirmé une fois de plus que les quarante bombes immergées au large de Versoix pourraient si elles se déplaçaient présenter un gros danger pour la navigation des bateaux à vapeur et les pêcheurs. Au moindre choc dit-il elles éclateraient. Il s'agit de bombes cylindriques variant de 3 à 15 kilos avec enveloppes d'acier. Leur puissance explosive est formidable. Les bombes dont il est question avaient été retrouvées disséminées un peu partout dans la fabrique « Radium ». Elles avaient été confectionnées par l'artificier Crétin compromis dans l'affaire de Zurich. Ce sont ces bombes sans doute que les policiers zurichois et genevois avaient tant cherché à Plan-les-Ouates sans réussir à mettre la main dessus. Ces terribles engins à en croire la police devaient être utilisés par les organisateurs de la révolution qui devait éclater en Suisse et en Italie.

 

Une activité dangereuse qui provoque l’émerveillement.

Le 11 août 1913, le sort s’était déjà acharné sur Joseph Villari alors chef artificier de la Société suisse de pyrotechnie (future « Radium »). Lors d’un feu d’artifice tiré au Parc de Eaux-Vives, un mortier se fractionna en explosant et un bout de métal fut projeté à grande distance, blessant mortellement une jeune fille. Julia Trouveret, qui assistait au spectacle, était assise sur un mur dans une zone interdite au public que le service d’ordre n’avait pas réussi à faire évacuer. Cet accident avait provoqué une grande émotion. Pour éviter de nouveaux accidents il a été émis l'idée que tous les feux d'artifice devraient être tirés dans la rade. Joseph Villari fut poursuivi pour homicide par imprudence lors de cet accident mortel au Parc des Eaux-Vives.

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Un des artificiers tenant en main les fragments du mortier.

Lors de la venue du maréchal Joffre le 11 février 1920, un incident c’était produit lors du feu d’artifice, à la suite d’une imprudence six petites embarcations avaient subi des dégâts. A l’occasion du 1er août de la même année, Villari envoya des feux dans différentes stations alpestres qui causèrent des accidents. C'est à cette époque que la société Radium prit des mesures contre lui. Elle découvrit alors les détournements, les fautes techniques graves et les actes inqualifiables qui ont fait condamner sévèrement Villari par le tribunal des prud'hommes et par la Cour des prud'hommes.

 

Crétin avait fait parler de lui.

L’artificier Louis Crétin avait fait parler de lui bien avant de l’affaire des bombes de Zurich. Le dimanche 25 janvier 1908 deux gendarmes en tournée de service à Cessy, entendaient siffler au-dessus de leur tête un engin volumineux qui vint tomber à quelque distance. L'émoi fut grand à Gex et dans les environs car on crut au premier abord à un attentat anarchiste commis par des révolutionnaires russes ou arméniens. L'information ouverte révéla que l'on avait affaire à un très pacifique et très estimé artificier de Carouge M. Crétin qui se livrait dans la plaine de Ségny à des essais de fusées grêlifuges et porte-amarres de son invention. L'affaire était venue devant le tribunal de Gex. M. Crétin avait été condamné avec de très larges circonstances atténuantes à 25 francs d'amende pour détention d'explosifs sans autorisation et sans motifs légitimes.

Le même jour, une forte explosion se produisit à Carouge sur les bords de l'Arve. Les habitants effrayés parlaient de bombes et de dynamite. Il s'agissait bien d'une bombe ... des. Promotions, essayée par Louis Crétin.

La Tribune de Genève du 31 janvier demande à Louis Crétin quelques renseignements sur ces incidents. Voici ce qu'il dit : « Je ne comprends pas en vérité tout le bruit qui se fait autour de cette affaire. Je procède depuis longtemps dans les environs et avec des autorisations régulières à des essais de fusées paragrêles. J'en ai fait sur la Jetée des Pâquis à Segny (Ain) à Bernex etc. II me faut de grands emplacements pour mesurer les distances. Dimanche matin à 10 h. 30 je me suis rendu sur les bords de l'Arve à Carouge pour des essais semblables. Je reconnais avoir eu tort de ne pas demander au préalable l'autorisation de M. le maire. Ces essais selon moi n'avaient aucun caractère dangereux ; j'avais pris toutes les précautions nécessaires. Ayant appris qu'on faisait toutes sortes de commentaires au sujet de ces faits je me suis rendu moi-même auprès de M. le directeur de la police centrale auquel j'ai donné des explications. Je les ai confirmées ensuite à M. le commissaire de police Perrier.

J'avoue que je ne m’explique pas très bien l'intervention de M. le procureur général fédéral. Je n'ai pas le sentiment d'avoir commis un acte révolutionnaire quelconque. J'attends avec confiance le rapport de M. le Dr Ackermann mais je puis déclarer dès maintenant que mes fusées ne renferment pas de mitraille. Reste la question de l'Arménien qui m'accompagnait. Il est exact que depuis longtemps je suis en relations amicales avec des rédacteurs du Droschkas, organe révolutionnaire arménien. Quelques-uns d'entre eux ont suivi mes travaux de laboratoire mais ce n'était pas pour fabriquer des bombes. L'Arménien qui m'accompagnait dimanche fréquentait depuis longtemps mon atelier. On m'a reproché d'avoir retrouvé sur les bords de l'Arve après mes expériences un papier d'emballage portant ces mots : « Bilit-te-Hudry » L'explication est très simple. Je m'intéressais à M. B. au point de vue professionnel et un jour je me suis permis de demander à M. Hudry ce qu'était devenu son ancien client. Et c'est tout. Je fabrique des feux d'artifice pour le plaisir des yeux et non pas pour celui de tuer. Ceux qui me connaissent savent que je ne suis ni anarchiste ni révolutionnaire. 

Le 8 février, le Journal de Genève revient sur l'explosion de Carouge : « Cette affaire a pris jeudi une tournure inattendue ; une arrestation a été opérée. Au nombre des personnes qui assistèrent aux expériences que l'artificier Crétin fit d'abord près de Gex (dans-la plaine de Segny), puis au bord de l'Arve, à Carouge, à proximité du cimetière Israélite, se trouvait une jeune étudiante Arménienne de 22 ans. Celle-ci — sur de nouvelles instructions venues de Berne — était mandée hier dans le cabinet de M. le commissaire de police Perrier ; la jeune fille s'y rendit en compagnie d'un rédacteur du Droschak, qui servit d'interprète.

Après un très long interrogatoire, M. le commissaire de police Perrier, assisté d'agents de la sûreté, fit une perquisition, infructueuse, croyons-nous, au domicile de l'étudiante, chemin de la Roseraie ; cette dernière fut ensuite écrouée à St-Antoine, à la disposition du procureur général de la Confédération.

La jeune étudiante, nommée A. K., et qui est à Genève depuis deux mois environ, aurait déclaré à son entourage qu'elle avait assisté aux deux explosions en spectatrice tout à fait désintéressée ; sa curiosité avait été excitée par le fait que, dans son milieu, on aurait beaucoup parlé des expériences projetées.

Quelques Arméniens, qui avaient également assisté aux essais de M. Crétin, ont quitté Genève.

 

Louis Crétin avait innové à l’occasion des journées du Concours international de musique au mois d’août 1909, manifestation présidée par Marcel Guinand.  (…) « Lorsque les musiques ayant joué l'hymne national, la fête commença, ce fut un émerveillement. On a tiré le chiffre énorme de 4500 fusées dont 3000 dans le bouquet seul. Ce fut splendide. L'embrasement des jetées fut une autre merveille. En même temps que s'allumaient 500 chandelles électriques on entendait le bruit de 130 bombes dont le bruit se mêla à celui de la batterie d'artillerie. » 

Epilogue

La Tribune de Genève du 14 octobre 1920 nous dit : « M. le commissaire de police Sessler s'est rendu mardi après-midi à Versoix accompagné d'un expert fédéral M. Schumer adjoint au service pyrotechnique à Berne et des gardes des eaux pour procéder à une enquête sur place. De son côté M. Schmutz technicien à l'usine fédérale de pyrotechnie de Thoune s'est rendu mercredi matin à la fabrique Radium à Plan-les-Ouates en compagnie de M.Sessler commissaire de police. On a fait éclater diverses bombes. Quant aux recherches dans le lac près de Versoix elles sont restées jusqu'ici infructueuses. M. Schmutz est persuadé que la présence des bombes dans le lac n’offre plus aucun danger. C’est ainsi que cette affaire se termina avec l’effet d’un pétard mouillé.

Cependant, les accidents continuèrent à se produire. Le 21 janvier 1928, vers 13 h., une explosion s'est produite dans les ateliers de la Fabrique de pyrotechnie Villari, au village de Bas-Monthoux. Aucun ouvrier ne se trouvait heureusement à ce moment-là dans les ateliers, et c'est à cette circonstance que l'on doit de n'avoir à déplorer aucun accident de personne. Les dégâts matériels en revanche sont importants, plusieurs baraques renfermant de la poudre et des feux d'artifice ayant sauté.

Louis Bertoni, Aga Khan III et Versoix.

Au mois de juillet 1915, le prince indien Aga Khan, descendant direct de Mahomet, prince qui dispose du plus grand pouvoir et de la plus grande influence dans son pays, se trouvait à l’hôtel Schweizerhof, à Lucerne. Vu qu’il s’opposait à la déclaration de la guerre sainte, le parti révolutionnaire indien s'occupait de lui, surtout avec le Dr Hafis et l’agent turc Ali Eloui. Leur plan était d’empoisonner le prince. Averti par un agent de police anglaise, Aga Khan prit son domicile dans une villa à Versoix. Un attentat contre sa personne a échoué grâce à la surveillance des agents secrets. Sur l’initiative de Hafis, le chef des anarchistes suisses Louis Bertoni a écrit une lettre à Aga Khan, dans laquelle il le menaçait de mort dans le cas où il ne renoncerait pas à son loyalisme envers l'Angleterre. Le prince préféra, dans ces conditions, quitter la Suisse. Fin août 1915, il transféra son domicile à Londres. Il reviendra plus tard à Versoix ou il décédera en 1957 à la villa Barakat.

 

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                        Louis Bertoni - wikipedia                                                   Aga Khan III - wikipedia

 

Georges Savary, janvier 2023

 

 

Sources : www.letempsarchives.ch

                 www.e-newspaperarchives.ch/

                    www.fr.wikipedia.org/

 

 

 



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