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Cour d'assises

L'affaire de Richelien

M. le juge Boleslas préside les débats avec sa clarté et sa précision habituelles. M. Graz, procureur général, occupe le siège du ministère public. Pierre-Ernest Clerc, Fribourgeois, ouvrier de campagne, 39 ans, comparaît sous l'inculpation de tentative d'assassinat sur la personne de M. Alfred Filliez, charretier à Richelien ; il est défendu par Me Dutoit.

Le dimanche 16 octobre dernier, Filliez et Clerc, qui avaient eu une discussion au café Guzzuni à Richelien, où ils avaient passé la soirée, sortaient de cet établissement vers minuit pour rentrer chez eux. Filliez se dirigea vers Ecogia. et Clerc vers Versoix. Mais, changeant d'idée, Clerc revint sur ses pas et rejoignit Filliez à une cinquantaine de mètres du café. Là Clerc, sans proférer une parole, se précipite sur Filliez et le frappe d'un violent coup de couteau au ventre, puis d'un deuxième an bras gauche. Filliez, dont les intestins sortaient, eut la force de se traîner jusqu'au café Guzzuni*, où il s'affaissa. Il reçut des soins du Dr Rychner, puis fut transporté à l'hôpital, où, par une chance extraordinaire, il fui guéri après avoir subi un traitement de plusieurs semaines.

Arrêté le lendemain. Clerc nia tout d'abord avoir frappé, puis, confronté avec Filliez, il reconnut les faits, mais expliqua qu'empoigné par sa victime il l'avait simplement repoussée et que s'il avait en un couteau à la main, c'était par hasard. A l'audience, Clerc persévère dans ce système de défense et ajoute qu'il était pris de boisson et qu'il ne se souvient que d'une chose, c'est qu’il avait sorti son couteau pour couper un morceau de pain. L'accusé, qui a une attitude effondrée, manifeste un sincère repentir et déclare qu'il ne peut pas arriver à comprendre pourquoi il a commis son acte. Le Dr Rychner, qui fournit d'intéressants renseignements sur l'état dans lequel il a trouvé FiIliez et les soins qu'il lui a donnés, reconnaît que Clerc n'était pas dans un état normal et qu'il était bien sous l'empire de la boisson. Cette constatation est en outre confirmée par les gendarmes qui ont arrêté l'accusé et qu'il était complètement hébété à ce moment. Ou entend ensuite la victime, M. Filliez, qui dépose sans la moindre acrimonie et n'adresse aucun reproche à son agresseur. Par contre, M. Filliez s'étonne que personne n'ait songé à payer les frais de cette affaire et que l'assurance ne lui ait donné aucune indemnité, car, depuis sa sortie de l'hôpital, au mois de novembre, il n'a pas encore pu reprendre son travail. Le cafetier de Richelien, M. Guzzuni, donne un renseignement qui a son intérêt et qui vient confirmer en partie une déclaration de l'accusé : Clerc, en sortant de l’établissement, avait emporté un morceau de pain et il avait son couteau ouvert la main. Dans son interrogatoire final, Clerc persiste à affirmer qu'il n'a pas eu l'intention de frapper mais qu'il s'est borné à faire un geste pour écarter Filliez de son chemin et, qu'ayant « bu un verre », il avait oublié qu'il tenait un couteau à la main.

Réquisitoire et plaidoirie.

Dans un énergique réquisitoire, M. Graz, procureur général, fait tout d'abord un exposé des plus clairs des faits tels qu'ils se sont passés. Le représentant du ministère public écarte résolument les explications de Clerc, dont l'invraisemblance est frappante. Pourquoi, en effet, Clerc, qui se dirigeait sur Versoix, est-il revenu en arrière et a-t-il rejoint Filliez, si ce n'est dans l'intention à faire un mauvais coup ? Quant à la thèse de l’accusé, qui prétend avoir fait un « simple geste » ou peut-être donner un coup de poing, elle n’est pas plus vraisemblable. Il y a eu, en effet, et en résulte à l'évidence des rapports médicaux, '' coup porté de bas en haut et si violent, qu'après avoir traversé le pantalon de Filliez et lui avoir ouvert le ventre, Clerc, emporté par l'élan, a encore blessé sa victime au bras. Or, si l'accusé avait voulu donner un coup de poing, c'est à la figure que la victime aurait été atteinte. Le procureur général rappelle ensuite la gravité de la blessure causée et fait remarquer que c'est par un hasard presque miraculeux qu'on n'a pas eu une mort à déplorer. Enfin M. Graz insiste sur le fait que Clerc a parfaitement prémédité son acte et qu'il s'est par conséquent rendu coupable d'une tentative d'assassinat. C'est donc un verdict pur et simple que le représentant du ministère public réclame du jury. Car la seule excuse qu'on puisse. Invoquer en faveur de Clerc est son habitude d'intempérance, et cette excuse ne peut être considérée à la rigueur comme une atténuation que dans la fixation de la peine. Il est temps, conclut M. Graz, que le jury manifeste sa ferme volonté de réprimer sévèrement les crimes causés par l'alcoolisme et permette ainsi aux autorités d'endiguer ce fléau qui croît d'année en année.

Me Dutoit, au début de sa plaidoirie, fait remarquer que personne n'a pu établir les mobiles du crime de Clerc, car il n'existait entre lui et sa victime aucune inimitié et l'accusé n'avait pas la moindre raison de frapper. On ne peut donc parler de tentative d'assassinat, continue le défenseur de Clerc, mais simplement d'une de ces rixes de café, dans laquelle, il est vrai, la victime n'a aucune part de responsabilité, mais comme il s'en produit trop souvent, hélas !

Reprenant ensuite certains témoignages, Me Dutoit rappelle que tous ceux qui ont vu Clerc après le drame reconnaissent que l'accusé n'était pas dans son bon sens et que le mandat d'amener décerné au début contre Clerc se bornait à l’inculpation de « coups et blessures ». Quant à l'acte précis commis par Clerc, Me Dutoit déclare qu'il ne peut admettre la thèse invraisemblable de son client, mais qu'il conteste également qu'il s'agisse d'un crime de l'alcoolisme. En réalité, Clerc avait « bu un verre », il avait perdu le contrôle de ses actes, et ne s'est pas rendu compte de la gravité du coup qu'il a donné. Mais l'accusé est un brave homme, un bon travailleur et chez lui l'ivresse n'était qu'un accident. En terminant, Me Dutoit demande au jury d'écarter résolument la préméditation, et, en ramenant l'acte commis à ses justes proportions, de faire preuve de clémence envers un malheureux qui a déjà durement expié un moment d'égarement. Et comme conclusion, le défenseur de Clerc fait poser au jury une question subsidiaire visant l'inculpation de coups et blessures ayant entraîné une encapacité de travail de plus de vingt jours.

Le verdict.

 Dans sa réplique, le procureur général maintient ses premières conclusions et demande au jury de répondre affirmativement aux questions principales en écartant la question subsidiaire ; cependant, si le jury pensait autrement, il devrait alors répondre à deux nouvelles questions subsidiaires concernant la préméditation et l'usage d'une arme. Me Dutoit duplique avec chaleur et, après une demi-heure de délibérations, le jury rapporte un verdict négatif sur les questions principales, affirmatif sur la question subsidiaire de coups et blessures, mais écartant la préméditation. Clerc est condamné à deux ans de prison et la session est close.

*Le café de Richelien appartenait à Pierre Guzzuni depuis 1922, en 1955 sa fille Odette reprend l’établissement, le nom prend alors l’orthographe Guzzoni.

Georges Savary, mars 2024

Source: Journal de Genève 23/02/1928



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