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LE QUARTIER DU VERSOIX A LA CHAUX-DE-FONDS

Un épisode de l’émigration genevoise au XVIIIe siècle

Les troubles politiques de la fin du XVIIIe siècle, à Genève, avaient de grandes répercussions sur le plan économique. Lors du blocus de 1766, la France s’était fermée durant de longs mois aux produits de l’horlogerie. Un peu plus tard, l’édit de 1770 avait fait quelques concessions aux Natifs, mais avait aussi poursuivi leurs chefs, provoquant une vague de départs d’artisans de la Fabrique pour Versoix, où Choiseul s’employait à établir une manufacture royale d’horlogerie en vue de mettre celle de Genève en échec. La lenteur des travaux avait finalement poussé ces exilés à rentrer chez eux ou à se rendre à Ferney, où Voltaire ne demandait qu’à les accueillir dans la quarantaine de maisons qu’il venait de faire construire autour de sa « Manufacture royale de montres de Ferney ». Faute de débouchés et de réseaux suffisamment bien organisés pour la fabrication et la vente de ses produits, la manufacture de Ferney avait bientôt commencé à péricliter. La mort de Voltaire en 1778 n’avait fait que de hâter sa chute, en sorte que de nombreux horlogers genevois n’avaient eu d’autre choix que de rentrer dans leur ville.
Enfin, à la suite des troubles populaires de 1781 et de l’adoption de l’Edit « bienfaisant », la Médiation de 1782 avait finalement rétabli l’ancien gouvernement et exilé les chefs des « représentants ». Les idées prérévolutionnaires font leur chemin. A Genève, des ouvriers horlogers créent un Parti populaire pour faire valoir leurs intérêts contre ceux de la bourgeoisie protestante. Cette tentative ayant échoué, ils durent s’exiler. La plupart d’entre eux venaient de Versoix. Ils émigrèrent à La Chaux-de-Fonds, d’où à l’époque le surnom d’un quartier du village : "Le petit Versoix", devenu aujourd’hui rue du même nom.

                                        

Si l’horlogerie suisse naît à Genève au XVIe siècle à la suite de l’interdiction par Jean Calvin du port d’objets ornementaux, elle arrive rapidement en terres chaux-de-fonnières. Les paysans des Montagnes ont toujours eu des aspirations artisanales pour occuper leurs longues soirées, comme le travail du bois ou du fer. Au XVIIe siècle, les échanges entre régions sont nombreux et les hommes des Montagnes neuchâteloises visitent souvent les foires. De plus, les artisans voyagent beaucoup, ce qui favorise l’introduction du savoir horloger à La Chaux-de-Fonds. Comme la population des Montagnes augmente sans cesse les domaines agricoles deviennent de plus en plus petits, ce qui implique la nécessité de pratiquer une autre activité lucrative en marge de l’agriculture. C’est dans ce contexte que les horlogers-paysans se répandent.

Le regard du philosophe

Dans une lettre à d’Alembert, Jean-Jacques Rousseau écrit :

« Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse aux environs de Neuchâtel un spectacle assez agréable et peut-être unique sur la terre. Une montagne entière couverte d’habitations dont chacune fait le centre des terres qui en dépendent ; en sorte que ces maisons, à distances aussi égales que les fortunes des propriétaires, offrent à la fois aux nombreux habitants de cette montagne le recueillement de la retraite et les douceurs de la société. Ces heureux paysans, tous à leur aise, francs de tailles, d’impôts, de subdélégués, de corvées, cultivent, avec tout le soin possible, des biens dont le produit est pour eux, et emploient le loisir que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains, et à mettre à profit le génie inventif que leur donna la Nature. L’hiver surtout, temps où la hauteur des neiges leur ôte une communication facile, chacun renfermé bien chaudement, avec sa nombreuse famille, dans sa jolie et propre maison de bois, qu’il a bâtie lui-même, s’occupe de mille travaux amusants, qui chassent l’ennui de son asile, et ajoutent à son bien-être.

                 

                    Anonyme. Vue de la Chaux-de-Fonds à la fin du XVIIIe. (MH)

Jamais menuisier, serrurier, vitrier, tourneur de profession n’entra dans le pays ; tous le sont pour eux-mêmes, aucun ne l’est pour autrui ; dans la multitude de meubles commodes et même élégants qui composent leur ménage et parent leur logement, on n’en voit pas un qui n’ait été fait de la main du maître. Il leur reste encore du loisir pour inventer et faire mille instruments divers, d’acier, de bois, de carton, qu’ils vendent aux étrangers, dont plusieurs même parviennent jusqu’à Paris, entre autres ces petites horloges de bois qu’on y voit depuis quelques années. Ils en font aussi de fer, ils font même des montres ; et, ce qui paraît incroyable, chacun réunit à lui seul toutes les professions diverses dans lesquelles se subdivise l’horlogerie, et fait tous ses outils lui-même. Ce n’est pas tout : ils ont des livres utiles et sont passablement instruits ; ils raisonnent sensément de toutes choses, et de plusieurs avec esprit. Ils font des siphons, des aimants, des lunettes, des pompes, des baromètres, des chambres noires ; leurs tapisseries sont des multitudes d’instruments de toute espèce ; vous prendriez le poêle d’un paysan pour un atelier de mécanique et pour un cabinet de physique expérimentale. Tous savent un peu dessiner, peindre, chiffrer ; la plupart jouent de la flûte, plusieurs ont un peu de musique et chantent juste. […] Je ne pouvais non plus me lasser de parcourir ces charmantes demeures, que les habitants de m’y témoigner la plus franche hospitalité. Malheureusement j’étais jeune : ma curiosité n’était que celle d’un enfant, et je songeais plus à m’amuser qu’à m’instruire. Depuis trente ans, le peu d’observations que je fis se sont effacées de ma mémoire. Je me souviens seulement que j’admirais sans cesse en ces hommes singuliers un mélange étonnant de finesse et de simplicité qu’on croirait presque incompatibles, et que je n’ai observé nulle part. »

Le portrait idyllique que dépeint Jean-Jacques Rousseau n’est sans doute pas celui que ces émigrés genevois trouvèrent en arrivant dans la petite cité montagnarde.

La cité montagnarde et le quartier du Versoix

La Chaux-de-Fonds est une ville qui a été construite à l’écart de toutes les voies de communication principales traditionnellement utilisées pour sillonner l’Europe. Elle est située sur un haut plateau au climat hostile, recouvert en grande partie de forêt qu’il faut atteindre depuis le Plateau suisse en franchissant un col. Jusqu’au XXe siècle, elle est donc difficilement accessible, surtout en hiver.

Dans la nuit du 4 au 5 mai 1794, un incendie survient dans la cuisine d’une maison en bois . En raison de divers concours de circonstances (une caisse de poudre à canon et un tonneau d'huile sont entreposés dans la pièce voisine de la cuisine où le feu se déclare, le marguillier se blesse à la tête dans sa hâte et ne peut donc pas sonner le tocsin assez longtemps), l’incendie se propage rapidement. Cinquante-deux maisons sont détruites par le feu et seules quelques habitations aux extrémités de l'agglomération sont épargnées. L’église, son clocher et la cure sont perdus. L'incendie ne fera cependant aucune victime.
Cet incendie a un impact très fort sur la suite de l’histoire chaux-de-fonnière, car la reconstruction de l'agglomération se fait selon un plan bien particulier dû à Moïse Perret-Gentil, maître graveur. Les nouvelles rues se coupent à angle droit et une place publique se tient au centre du village (actuellement la place de l’Hôtel-de-Ville). La cohérence de ce nouveau plan va permettre à La Chaux-de-Fonds d’entrer dans l'ère moderne, prête à accueillir les multiples changements qui allaient survenir, comme l’apparition de l’électricité, des transports et des télécommunications. 

                                             

Le quartier du Versoix se trouve au nord-ouest du noyau historique et de la rue du Pont, un quartier ouvrier – d’emprise modeste en regard du vaste quartier en damier dont il forme pour ainsi dire la tête – se hiérarchise en deux secteurs inégaux de part et d’autre de la rue du Versoix. Cette dernière, plus ancienne entrée depuis la France, présente un tracé oblique, dû à une légère combe, qui tranche clairement sur le quadrillage strict des rues avoisinantes. Son caractère historique se reconnaît également à la présence de deux petites bâtisses antérieures à l’incendie de 1794. Implantées de façon organique, elles engendrent un contraste animé avec les rangées de casernes ouvrières qui s’ordonnent selon un mode d’implantation annonçant la structure plus élaborée du grand quartier en damier.

L’économie genevoise de la Réforme à la fin de l’Ancien Régime XVIe-XVIIIe siècles, A.-M. Piuz et L. Mottu-Weber-1990

La Chaux-de-Fonds/Le Locle – Urbanisme horloger, Canton de Neuchâtel
Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial, décembre 2007

J.-J. Rousseau, Lettre à d’Alembert, propos sur Neuchâtel et les Montagnons, Paris : Garnier-Flammarion, 1967 [1758]



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