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FERRARI ANDRE


La première fois que j'ai rencontré André Ferrari, c'était au jardin que mes parents cultivaient, vers 1960, à côté de « La Profonde » qui était jadis l'ancien péage du pont sur la Versoix, j'avais alors une dizaine d’années. Je fus interpellé par ce petit vieillard appuyé sur une canne, vêtu d'un costume élimé, portant gilet et cravate et un indémodable chapeau de feutre :

- Eh, garçon ! Voudrais-tu aller me chercher un paquet de tabac ?
- Bien volontiers, Monsieur ! Que je lui réponds.

Ma mère m'ayant appris à ne jamais refuser un service à une personne âgée, je courrais au magasin de tabac Décrind, avec les sous qu'il m'avait donnés. A mon retour, je lui tendis le paquet de tabac et les cinquante centimes qui lui revenaient.

            - C’est pour toi ! Je refusais poliment en lui disant que c'était trop. Il me répondit :
            - Gamin, accepte toujours l'argent que l'on te donne car tu verras plus tard … que c'est très rare !

J'ai pu vérifier son propos par la suite !

Quelques années passèrent, Monsieur Ferrari ne sortait plus de chez lui, il était cloué au lit. Un jour d'automne, que je rentrais de l’école, sa gouvernante, Madame Suzanne me demanda si j'accepterais de lui monter son bois depuis la cave. J'acceptai la proposition et commençai tout de suite mon nouveau travail et ceci pendant tout l'hiver. Une relation d’amitié et de complicité se noua entre nous.

Mes voyages à la cave me firent découvrir des petits trésors. Des cartons empilés pêle-mêle à côté du tas de bois, étaient remplis de plans d'architectes. Je découvrais ainsi sur ces feuilles de papier bleuté et poussiéreux, les contours de quelques belles maisons de Versoix, construites dans les années 1920 à 1940 par celui qui était alors l'entrepreneur Ferrari. Sans doute que ces traits de crayons et ces formes géométriques m'ont influencé dans mon choix professionnel quelques années plus tard.
Pour Noël, Madame Suzanne m'offrit un poste de radio en bakélite vert et un coucou qui, pendu contre le mur de la cuisine, coucoulait parfois les heures.

                         


Sans doute le cours du temps semblait bien long à la vieille dame. Voyant venir l’issue fatale de son patron, elle pensait peut-être à son retour dans le Doubs, sa région natale.
Le coucou de bois pouvait bien aller chanter ailleurs.

Une tâche ingrate lui restait à exécuter ; libérer les deux vieux chiens de chasse qui se trouvaient derrière les grillages du chenil, derrière la maison. Malgré nos multiples supplications auprès de celui qui avait partagé avec eux tant de parties de chasse et qui, tellement diminué, ne pouvait se résoudre à les faire euthanasier, il fallut toute la diplomatie d'un de ces amis chasseurs pour le convaincre de les libérer de leur calvaire.

La mort de Monsieur Ferrari survint peu après. Je ne revis pas Madame Suzanne qui est probablement retourné finir ses jours à Montbéliard.
Quant au coucou, il continua de marquer les heures par son chant quelque peu enroué.

André Ferrari dirigeait son entreprise de maçonnerie-peinture depuis le début des années 1920. Le compte-rendu du Conseil municipal de l’année 1925 nous apprend qu'il a reçu l'autorisation de déposer des matériaux de déblais pour créer un chemin allant du carrefour de la route de Suisse avec la route des Fayards, jusqu'à la Versoix, à la condition de le fermer par des chabauris pour éviter que les cyclistes tombent dans la rivière. C'est ainsi qu'est né le chemin de l'Ancien-Péage. Les dépôts de l'entreprise étaient basés dans l'ancien cimetière protestant du chemin de la Scie.
Cet entrepreneur a construit de nombreuses villas à Versoix, Il occupait une bonne équipe d'ouvriers. Certains d'entre eux, nous ont raconté leurs dures conditions de travail à cette époque où les terrassements se faisaient manuellement et que les machines étaient encore rares. Vers 1934, il bâti sa maison au bas du chemin qu'il avait créé.



Le quartier de la Scie, à gauche, la maison Ferrari, vers 1950


André Ferrari était chasseur à ses moments de loisir et on le retrouvait, avec ses amis Debourgogne, Via et quelques autres, sillonner la campagne et les bois en quête de gibier. Il affectionnait aussi les voitures rapides ; le Journal de Genève du 29 mai 1932, relate un accident de voiture où Ferrari, nom prédestiné, est responsable d'un accident sur la route de Sauverny, au volant d'un bolide emprunté au garage de Julio Villars – probablement une de ses Alfa-Roméo de compétition. Roulant à vive allure, 80 kmh., il est rentré en collision avec une charrette tirée par un cheval, heureusement cet accident ne fit que des dégâts matériels.

A la mort de Monsieur Ferrari, la maison changea de propriétaire plusieurs fois, devenu un garage et enfin, elle abrita une société de services. Elle fut démolie lors de la construction du centre commercial Migros, en 2016, modifiant l’aspect du quartier de la Scie qui n’avait guère changé depuis les années 1920.

Georges Savary, novembre 2020

Cahiers de chasse. M. Debourgogne, Archives APV LIV122/II
Programme Fête musique 1936, Archives APV fond Würst
Journal de Genève, 29.05.1932. letempsarchives.ch
Compte rendu du Conseil municipal 1925
 



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